Crise agricole : les raisins (raisons) de la colère

La colère des agriculteurs a surpris la France entière, syndicats et politiques compris.

Les oppositions à la taxe sur le gazole non routier et au Pacte vert pour l’Europe, genèses du mouvement social, ne sont pourtant pas les seuls motifs de cette colère.

Normes en cascade, surtransposition des directives européennes, revenus dérisoires, hausse des coûts de production, politique agricole commune, concurrence déloyale… Les sources de crispation sont nombreuses.

Nous sommes nombreux à ne pas comprendre grand-chose à cette crise… Robin des droits vous propose donc d’y voir plus clair.

Inès Bouchema, qui vient de terminer une thèse de 600 pages sur la sortie des pesticides et qui est spécialisée en droit rural, répond à nos questions.

 

« On étouffe sous les normes »

Tout d’abord, peut-on réellement considérer qu’il y en a trop en matière agricole ?

Inès Bouchema  : Plutôt vrai.

Sur beaucoup de sujets, en particulier environnementaux, les normes sont nombreuses, complexes et surtout changeantes. Ce n’est pas toujours évident de s’y retrouver. Prenons l’exemple des pesticides : en 3 ans les conditions d’usages ont changé 38 fois, cela fait plus d’une fois par mois.Toutefois, il faut savoir que cette tendance n’est pas propre à l’agriculture et se vérifie un peu partout dans notre droit.

Ensuite, il est aussi intéressant de s’interroger sur le pourquoi. L’agriculture française est “co-gérée”, c’est-à-dire que pour la plupart des décisions les touchant, les agriculteurs sont pleinement partie prenante et co-décident avec les instances publiques. Cette tradition existe depuis le régime de Vichy. De fait, les agriculteurs ont donc énormément de poids dans les négociations. Sur l’environnement, les syndicats majoritaires ont tendance à refuser la contrainte et les principes simples : ce qui crée des règles pleines d’exceptions (donc complexes) et fragiles. Comme l’environnement n’est pas assez protégé, ces règles sont contestées devant le juge qui les annule… et on repart pour un cycle de négociations !

Mais au-delà des normes, les agriculteurs se plaignent beaucoup des contrôles de leurs exploitations et de la lourdeur des démarches administratives. Et sur ce point, on ne peut pas leur donner tort et ils sont désormais tenus de tracer par écrit beaucoup de leurs actions et de faire des démarches administratives très lourdes pour obtenir les aides de la Pac par exemple.

Est-ce que la France surtranspose réellement les directives européennes, créant ainsi un désavantage pour nos agriculteurs par rapport aux agriculteurs espagnols par exemple ?

Inès Bouchema  : Faux.

En dépit de ce qui est parfois écrit dans la presse, la France est loin de surtransposer le droit européen en matière environnementale.

Au contraire, elle se fait régulièrement condamner par ses propres juges et sanctionner par la Commission européenne pour défaut de transposition. Par exemple, sur la qualité de l’eau, la France n’agit pas suffisamment pour protéger les cours d’eau des pollutions agricoles aux nitrates[1]. Sur les pesticides, le Conseil d’État et le juge administratif ont à de multiples reprises condamné le gouvernement à agir pour protéger vraiment les riverains contre la dérive des pesticides[2], protéger les cours d’eau, protéger les zones Natura 2000[3]… En juin dernier, le tribunal administratif de Paris a même reconnu que l’État était responsable du préjudice écologique lié à l’effondrement de la biodiversité, car il n’agissait pas suffisamment pour limiter l’usage de ces produits[4].

La surtransposition, kesako ?

Surtransposer c’est “aller plus loin” que ce qu’exige au minimum les règlements et directives européennes. Or, comme ces règles ont vocation à s’appliquer de façon harmonisée dans l’ensemble des pays européens si un État “surtranspose”, il s’isole et se contraint plus que les autres.

 

« Je travaille à perte »

En 30 ans, le revenu net de la branche agricole a baissé d’environ 40% dans notre pays. Pourtant, la loi EGALIM du 30 octobre 2018, qui fait suite aux États généraux de l’alimentation visait à rétablir l’équilibre des relations commerciales afin d’assurer aux agriculteurs un revenu décent. Cette loi a ensuite été complétée par deux autres lois en 2021 et en 2023.

Que prévoient ces textes et pourquoi cela n’a-t-il pas fonctionné ?

Inès Bouchema : Les lois Egalim visaient à renforcer l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole. Pour ce faire, elles exigent que le prix d’achat des produits agricoles par le premier acheteur ne puisse pas être inférieur au coût de production pour les agriculteurs. On partait donc de loin !

Le calcul de ce prix minimum s’appuie sur des indicateurs fondés sur les coûts de production (prix des matières premières, de l’énergie…)5. Le principe semble donc plutôt bon et devrait au moins garantir aux agriculteurs de ne plus produire à perte. Malheureusement ces indicateurs ont mis du temps à être élaborés et ils ne reflètent pas toujours la réalité du terrain. Ensuite, certains contrats, notamment les contrats avec les coopératives, ne sont pas touchés par le dispositif. 

Enfin, les lois Egalim n’ont pas remédié au faible poids des agriculteurs dans les négociations. Les acheteurs, concentrés et peu nombreux pèsent très fort dans les discussions et dominent largement les organisations de producteurs nombreuses et éclatées. Au final, beaucoup des contrats signés ne respectent pas la loi, sans pour autant que les agriculteurs ne saisissent le juge pour les faire modifier ou que l’État ne les contrôle suffisamment[6].

 

 

 

« Des prix, pas des primes »

La « PAC » s’invite sur tous les plateaux TV… Et pourtant, on a du mal à s’y retrouver. Peux-tu nous expliquer de quoi il s’agit ?

Inès Bouchema : La PAC pour politique agricole commune est la politique publique européenne sur l’agriculture. Depuis 1962, elle poursuit toujours les mêmes objectifs : accroître les rendements, sécuriser les approvisionnements en denrées alimentaires des Européens, assurer des prix raisonnables aux consommateurs, stabiliser les marchés et assurer un niveau de vie correct aux agriculteurs européens[1]. On peut déjà s’interroger sur la possibilité de mener de front tous ces objectifs, un peu contradictoires. Vouloir des produits de qualité, bon marché pour les consommateurs qui rémunèrent à prix juste les agriculteurs, c’est vouloir le beurre et l’argent du beurre.

Concrètement cela se traduit par deux grands sujets. D’abord, la PAC organise les marchés européens en matière de produits agricoles (stockage en cas de surproduction, libre-échange, prix plancher ou prix plafond, intervention publique sur les marchés, droit de plantation des vignes, quotas, aides structurelles à certains secteurs pour l’exportation…). Ensuite, et c’est souvent ce qui est le côté le plus connu, la politique agricole commune instaure une aide au revenu des agriculteurs. L’existence même de la PAC révèle que structurellement, le travail agricole paye mal. Clairement, le choix a été de compenser le faible revenu des agriculteurs par des aides plutôt que de leur garantir des prix rémunérateurs, le tout afin de garantir des prix bas aux consommateurs.

Cette PAC a beaucoup évolué au cours du temps et s’est à la fois libéralisée (disparition des mesures d’intervention publique sur les marchés) et “verdie”. Aujourd’hui, pour recevoir la PAC les agriculteurs sont tenus de respecter un certain nombre de critères en matière environnementale. Ces critères restent peu exigeants et correspondent souvent au seul respect de la réglementation[2].

Des prix par des primes“, ce slogan est ancien. Il date de la période où la PAC s’est libéralisée passant d’un soutien par les prix à une aide au revenu. En 1992, on passe d’un système de prix garantis (dans lequel les États membres garantissent un prix minimum d’achat aux agriculteurs pour les principales productions européennes et stockaient en cas de surproduction) à une aide au revenu. Aujourd’hui, il n’est pas repris par l’ensemble des syndicats agricoles, et cette revendication, qui signerait la fin de la PAC, n’est plus véritablement partagée dans le monde agricole.

 

Les agriculteurs “bio” se disent abandonnés et trahis par la nouvelle PAC. Est-ce que c’est vrai ?

Inès Bouchema : Plutôt vrai.

D’abord, il faut rappeler que l’agriculture biologique est le mode de production agricole qui garantit le plus la protection de l’environnement (cf. notre article sur le sujet). Même s’il n’est pas parfait, le cahier des charges est très strict. Ce mode de production nécessite globalement plus de main-d’œuvre et est donc assez coûteux pour les exploitants agricoles.

Depuis quelques années maintenant, les agriculteurs biologiques voient leurs revenus diminuer drastiquement. Les aides au maintien en agriculture biologique ont disparu au niveau national, les régions ont globalement palié à cela, mais les aides ont diminué et parfois même complètement disparu (par exemple dans la Manche). Ensuite, avec l’inflation, la filière bio vit une crise sans précédent. Vous l’avez peut être remarqué dans votre supermarché : les rayons dédiés aux produits bio ont largement diminué voire disparu.

Enfin, et pour répondre plus directement à ta question, la nouvelle PAC est moins favorable aux agriculteurs bio.  Le mode de calcul des aides a évolué. En plus des aides “minimales”, les agriculteurs peuvent souscrire des “écorégimes”. En contrepartie d’engagements environnementaux, les aides versées à l’hectare sont majorées. Problème ? Parmi ces écorégimes les engagements environnementaux sont variables. Or, les agriculteurs en bio vont percevoir les mêmes montants que les agriculteurs engagés dans d’autres démarches (comme la HVE), largement moins exigeantes sur le plan environnemental. Cela est déjà vécu comme une injustice. Ensuite, les écorégimes devaient au départ être rémunérés 110€ par hectare, mais ce montant a finalement été ramené à 92€, car trop d’agriculteurs y ont souscrit. Les observateurs scientifiques et les économistes ont déjà démontré que les ambitions environnementales de la PAC 2023 – 2027  sont peu élevées et sans doute pas à la hauteur des enjeux climatiques[9].

 

 

“Stop à la concurrence déloyale”

Certains agriculteurs dénoncent également les accords de libre-échange, tels que l’accord UE – Mercosur. On parle beaucoup du bœuf argentin ou brésilien qui pourrait concurrencer les produits français… Peux-tu nous en dire plus ?

Inès Bouchema  : C’est Vrai et Faux.

Au global, les agriculteurs bénéficient autant qu’ils pâtissent de ces accords de libres-échanges. Pour le dire autrement, tout dépend des types de production. Les vignerons, les céréaliers, les éleveurs de volailles, ou les filières laitières (pour certains produits comme le lait en poudre) par exemple exportent assez largement leurs productions (ou du moins  certains types), et bénéficient donc de ces accords. D’autres secteurs sont bien plus soumis à la pression des importations.  C’est notamment le cas pour la filière fruits et légumes ou encore sur certains produits carnés (blancs de poulet, beurre, lait, viande de bœuf). Par exemple, fin novembre, l’Union Européenne a ratifié (avec l’accord de la France) un traité de libre-échange avec la Nouvelle-Zélande permettant l’importation sans droits de douane ni autre mesure particulière de protection sur les prix de pommes, kiwis et poires (sans limites de tonnages) et de 15 000 tonnes de beurre, et de 10 000 tonnes de viande bovine et 38 000 tonnes d’agneau ! En contrepartie, l’Union européenne pourra exporter dans des conditions tout aussi avantageuses ses vins, spiritueux, et autres produits de qualité comme ses fromages ou l’huile d’olive.

Cette concurrence est jugée déloyale par les agriculteurs, car elle permet l’entrée sur le marché européen de denrées agricoles similaires à celles produites sous nos latitudes, largement  moins chères, mais pas toujours de qualité équivalente, ni soumises  aux mêmes normes environnementales.

 

 

À Toulouse le 16 janvier 2024, des centaines d’agriculteurs ont manifesté pour dénoncer notamment des « lourdeurs administratives ». | © EPA/MAXPPP sur Ouest-France

***


  1. CJUE, 4 septembre 2014 C 237/12 Commission c/France.
  2. Conseil d’Etat, 26 juin 2019, n°415426
  3. Conseil d’Etat, 15 novembre 2021, n°437613
  4. Tribunal Administratif de Paris, 29 juin 2023, n°2200534/4-1, Justice pour le Vivant.
  5. Article L.631-24 du Code rural et de la pêche maritime
  6. Cf le rapport d’audit de la Cour des comptes publié le 14 févier https://www.ccomptes.fr/fr/publications/le-controle-de-la-contractualisation-dans-le-cadre-des-lois-egalim-premiers
  7. Article 38 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne
  8. La Commission européenne l’a constaté elle-même dans de nombreux rapports. Si ceux-ci concernent surtout l’ancienne PAC (valable jusqu’en 2023), les mêmes constats peuvent être tirés pour la nouvelle puisque les règles sur la conditionnalité de la PAC n’ont presque pas évoluées.
  9. Le site CapEye vulgarise les travaux de certains d’entre eux sur ce sujet. https://capeye.fr/dernieres-actus-2/

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